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L'ipséité sexuelle :
pratique de soi, désir de l'autre et intersubjectivité sexuelle
David Risse,
Conférence (25 minutes), Université d’Ottawa, 4 juin 2015
Congrès annuel de la Fédération canadienne des sciences humaines, Théorie et culture existentialistes et phénoménologiques (TCEP)
Contextualisation théorique et conceptuelle
Traditionnellement défini comme manque/puissance, le désir n’a cessé de hanter la pensée, notamment la raison dans ses certitudes et particulièrement la philosophie dans certains de ses questionnements. Nous nous pencherons ici sur certains philosophes, qui n’ont pas tenu à propos du désir un discours négatif, en faisant de sa puissance incontrôlée (hybris), la cause de l’asservissement et du malheur des hommes. Selon leurs opposants, le désir serait par nature déraisonnable et tourné vers le seul plaisir − égoïste − de l’individu, à l’exclusion de toute relation de respect, d’amour et de solidarité vis-à-vis de l’autre. Ainsi le désir serait selon eux par définition violent/dominateur/destructeur, n’amenant à considérer les autres que comme obstacles ou moyens de la satisfaction visée. À partir de là, on peut penser que pour être altruiste, il faudrait limiter, voire renoncer autant que faire se peut, à l’expression du désir comme puissance négative en la subordonnant à des règles de raison « bonnes » et altruistes en soi. De là, l’idée de police des conduites (Monod, 1997) et les tentatives de gouvernement des passions par la toute-puissante raison de l’homme moderne se pensant pouvoir devenir maître et possesseur de toutes choses, selon l’expression consacrée par Descartes. Classifier ainsi de « passions » ce que l’action rationnelle ne peut circonscrire et contenir amène conséquemment à des positions polarisées, radicales et restrictives de la complexité et de l’ambiguïté du désir. Pour éviter de ne voir dans la sexualité que malaise, dans la liberté sexuelle que mensonge, marché ou rhétorique ou dans l’autre celui/celle qui échappe toujours au désir (tout en lui donnant du sens), nous proposons de nous épancher sur le désir dans une autre perspective, celle de l’altérité et de l’intersubjectivité sexuelles.
Ce sera donc moins comme manque que comme puissance, comme conatus, c’est-à-dire la puissance d’agir (ou, plus fidèlement au texte de L’Éthique de Spinoza, la « force de l’être de persévérer dans son être »[1]) et de penser le monde et soi-même comme être au monde. Ainsi, par et pour soi, il serait la recherche du bonheur dans la reconnaissance positive de soi. En conséquence l’opposition entre le désir comme puissance affirmative de soi et le désir de philosopher ne semble pas si forte/déterminante que nombre de philosophes ont cherché à le faire croire et le prétendent toujours. La divergence entre les philosophes du bonheur et les « moralistes » se nouerait sur la question de savoir si cette volonté de maîtrise (désir selon Spinoza) est dangereuse comme telle. Ce qui s’illustre par le thème biblique de la chute comme l’effet d’une sortie de l’innocence due à la prétention à se déterminer soi-même. De là, la contradiction entre cette volonté de puissance du désir et la recherche de l’amour authentiquement altruiste. Il y aurait donc ceux qui sont ou deviennent capables de s’élever par eux/elles-mêmes, au-dessus de leur désir et les autres.
Le désir de l’autre serait alors non seulement l’obstacle mais aussi et surtout la condition de la réalisation du désir amoureux. C’est parce qu’il est sa condition de réalisation qu’il peut en être aussi l’obstacle. C’est l’incertain du désir. Et tout l’intérêt de penser l’incertain est aussi de (re)découvrir la pensée du désir. Rien ne garantirait la permanence du désir qui n’appartient pas à l’amant.e, qu’il/elle ne peut donc affirmer posséder sans s’illusionner. On peut penser que cette « insécurité » fait que beaucoup se défendent contre le risque de l’humiliation qu’engendrerait tout désaccord sexuel ou échec de l’amour réciproque; cela en renonçant à l’amour et à la réalisation du désir dans la durée (épreuve de sa « vérité »). Dès lors que l’amant.e en assume le risque, l’oblige à discipliner l’expression de son désir sous la forme d’un désir sans obligation immédiate de réciprocité, le désir masquerait son objet pour mériter de l’obtenir par la seule puissance autonome de l’autre, laquelle du reste serait la seule preuve authentique de la reconnaissance que désire l’amant.e, au contraire de celle que produit le désir de domination et le chantage ouvert qu’il utilise à ses fins. Le désir ne serait donc – dans cette perspective − réalisable que par son autorégulation avec l’expression du désir de l’autre. D’où la nécessité de se parler et de trouver un langage commun sensible et conceptualisable lorsqu’il y a risque d’échec de la réciprocité. Le désir « réussi » imposerait donc à l’amour de se présenter comme don apparent de soi. Ainsi la puissance du désir impliquerait − dans cette perspective rationaliste spinoziste − plus un pouvoir d’autorégulation sur l’expression de son propre désir qu’un pouvoir de domination sur l’autre. En résumé, on peut dire que le désir exige non seulement la compréhension de l’autre et non la dépossession, sinon apparente, de soi, mais aussi son intériorisation en soi, en assumant le risque du manque d’amour, pour en faire le partenaire du dialogue de soi avec soi, afin de mieux « ajuster » son désir fantasmatique à la réalité du désir de l’autre. En d’autres termes, plus synthétiques, le désir naîtrait de l’écart entre le besoin et la demande, tout en étant irréductible à l’un ou à l’autre.
Selon ce que nous avons établi (sur l’importance de privilégier la compréhension de l’autre plutôt que sa dépossession), plus proche de Ricoeur[2] que de Lévinas à ce sujet– le premier ayant fait valoir à juste titre au second que la relation à l’autre doit pour être vécue dans sa richesse et sa libéralité s’inscrire dans l’exigence de la réciprocité plutôt que de l’absolu −, nous pourrions avancer sur le terrain de la souffrance, de l’angoisse, de la crise de confiance et de les gestion des paradoxes. Mais, c’est plus l’exercice du pouvoir destructeur de l’autre et de soi qui nous intéressera ici. Il serait souhaitable que j’accorde à n’importe lequel de mes partenaires mes justifications/normes/visées, qui doivent être universalisables parce que je me les autorise. Dans un élan porté vers l’intentionnalité, proche de la morale de la réciprocité et de l’éthique de la modération à la fois, Ricoeur écrivait d’ailleurs : « n’exerce pas le pouvoir sur autrui de façon telle que tu le laisses sans pouvoir sur toi » (Soi-même comme un autre, 256-259). Fondée sur le respect d’autrui, l’écoute et l’attention infinie à la dissymétrie possible dans le dialogue, sa philosophie éthique constitue en effet une voie intellectuelle généreuse apte à guider l’homme faillible dans ses travers modernes, incluant le malaise dans la sexualité (Marzano, 2006). Il nous semble en effet préférable de guider et d’outiller le sujet individu aux prises avec ses désirs et paradoxes (désir sexuel, désir de l’autre ou/et jouissance de l’autre) plutôt que de condamner d’emblée la liberté sexuelle à ne pas exister (à être piège/rhétorique/mensonge comme nous le disions), l’érotisme à être voué à la pornographie et partant le sujet au mal faire, sinon au dire vrai dans sa sexualité. C’est ce qui distingue l’éthique (qui recommande) de la morale (qui commande), même si l’on peut/doit définir plus précisément ces notions. Ces précisions et distinctions campent des positions et plantent des jalons théoriques qui permettront de comprendre plus aisément les enjeux de certaines tensions phénoménologiques et éthiques, notamment entre pratique de soi et désir de l’autre au regard du prise de l’intersubjectivité sexuelle.
Première partie
En premier lieu, nous montrerons que l'érotisme, qui est à lui-même sa propre fin, constitue un philosophème précieux pour la connaissance de soi en tant qu'il n'est pas un moyen pour atteindre l'orgasme. Face à une certaine rhétorique de l’orgasme dans les discours sociaux et à la promotion, à la réalisation et à la réussite de la libération sexuelle par l’orgasme (par la culture de − et l’injonction à − l’orgasme), il y a d’abord lieu de distinguer la liberté sexuelle de la libération sexuelle et, en ce sens, de la distinguer également de l’amour libre, plus connoté politiquement et historiquement, dans un sens anarchiste; sachant que l’amour libre n’implique pas nécessairement l’état de liberté sexuelle. Cette distinction tend à éviter de réifier le « sexuellement correct » exigé du sujet individu, sensé se manifester en tout temps/lieu, dans le maximum de sphères de la société, pas seulement dans la sphère privée; c’est-à-dire absolument, visiblement et pour préserver autant que faire se peut une certaine diversité des plaisirs sexuels; diversité qui témoigne justement de subjectivité et d’altérité sexuelles (loin de la libération par l’orgasme et de l’instrumentalisation de l’autre, devenu trop souvent – ce n’est pas un destin − un moyen interchangeable[3] pour atteindre son plaisir sexuel et afficher sa réussite amoureuse, conjugale, sociale, sexuelle. En écartant ainsi cette tentative de rapprochement indu avec la théorie de l’amour libre ou avec l’idée de destin du « sexuellement correct » dans les représentations de la liberté sexuelle, nous ouvrirons un espace de liberté favorisant une émancipation réfléchie, critique de l’idéologie politique et militante de la libération sexuelle, par ailleurs surannée. Réfléchie au sens spinoziste et foucaldien. D’une part, avec sa théorie éthique sur la raison libre, Spinoza rompt en partie avec le rationalisme classique de son temps. Il rompt avec lui à bien d’autres égards en tant que penseur réhabilitant le corps, en lui redonnant notamment une individualité. Plutôt que d’assimiler la liberté à la passion − ce qui porterait alors à assimiler la liberté sexuelle à la res extensa – Spinoza ne fait pas de la res cogitans l’ennemi intérieur de la liberté; bien au contraire. En faisant de la liberté de penser et d’agir une action interne de l’âme, régulée par le principe d’auto-modération du pouvoir, Spinoza se demande comment est-il possible qu’il y ait rébellion face à la contrainte religieuse, mais qu’il y ait obéissance quand il y a oppression de la liberté de penser, voire servitude volontaire. La dénonciation de ce travers de la raison libre, rebelle contre certaines contraintes et non pour garder sa liberté de penser, amène Spinoza à inciter – éthiquement – le sujet individu à ne pas renoncer à son droit d’agir sur le seul décret de la pensée. Il ne devrait pas renoncer au droit de raisonner et de juger (particulièrement au libre jugement).
La raison « libre », exercée, pourrait-elle mieux servir la sexualité libre que le sujet individu moderne/éclairé n’ait pu le voir, alors qu’il la veut résolument « active »? Est-ce à dire que la pratique réfléchie de la liberté sexuelle (fabriquée comme son ennemie, mais pouvant la desservir mieux qu’une autre) serait au final plus indémodable qu’elle ne paraît démodée? Au fonds, la raison serait-elle à la liberté sexuelle ce que l’intelligence pourrait être à Eros? Une sexualité sans « conscience », intelligence génère-t-elle pour autant une sexualité sans amour? Quel rôle joue l’autre dans la conscience de la sexualité et de la liberté sexuelle et, plus encore, dans la définition et les représentations de la liberté sexuelle du sujet individu?
Remettre dans les mains d’autrui sa liberté pour éviter tout conflit, toute polémique, peut certes constituer un certain apaisement, mais qui est l’autre (Misrahi, 1999) pour lui confier ma liberté selon la représentation que je m’en fais? Or, cet état de contentement pourrait être atteint par la connaissance des causes de l’asservissement à certains affects, que seule la raison (en étant active plutôt qu’indifférente/impuissante) pourrait « dé-passionner »[4]; cela dans la perspective de l’avant-dernier livre (« De Servitute ») de L’Éthique de Spinoza. Ainsi, plutôt que délaisser les passions et laisser le sujet individu devoir se débrouiller seul avec ce qui l’asservit/affecte, ce qui ne le sert pas (par-delà l’injonction sociale à « servir », la liberté sexuelle demeure assimilée à du laisser-aller, à de la passivité passionnelle), il y aurait plus grave à tirer l’action rationnelle aux origines de ce contentement vers la simple passion (Descartes). Mais alors comment pouvons-nous nous expliquer que la modernité naissante, au temps du rationalisme classique, eut pu oublier un instant que les plus grands contentements peuvent aussi tirer leur origine de la raison « libre » face aux affects et que la béatitude (dans un vocabulaire spinoziste) puisse également originer de la lucidité face à ceux-là?
Il serait inévitablement trop court et inutilement trop long de tenter ici de tenter de répondre à cette question soulevant un des paradoxes de notre modernité. Cela d’autant plus qu’il n’est pas sans me faire penser à un article lumineux d’une professeure retraitée et regrettée du Département de philosophie de l’Université d’Ottawa, Danièle Letocha, dont j’ai assisté les recherches dans une autre vie : « comment définir la modernité quand on est encore régi par ces impératifs? » (1991, Carrefour). Cela dit, du rationalisme moderne à l’intelligence sensible d’Eros, de son interprétation selon le corps et les passions à la constitution du sujet de désir comme étant un sujet désordonné, c’est l’érotisme lui-même comme philosophème précieux pour la connaissance de soi qui sera ici interrogé, en tant qu’il n’est pas un moyen – ou ne devrait pas être, dirons certains – un moyen pour atteindre l’orgasme, mais qu’il est à lui-même sa propre fin. Mais est-il d’autant plus connaissable qu’il est désintéressé et partant plus transparent, moins caché, décentré de soi, éloigné de l’individualisme sexuel? Que peut la philosophie pour l’Eros et pour le sujet? Que peut la raison philosophique pour aider le sujet érotique? Pouvoir y réfléchir de manière personnelle et libre, est-ce faire de la philosophie?
Philosophème privilégié pour la connaissance de soi, l’érotisme – qui commence bien avant que la sexualité cesse d’être un moyen au service de la reproduction, pour reprendre ici et mettre en doute une assertion d’André Comte-Sponville (Le sexe, ni la mort. Trois essais sur l’amour et la sexualité, 2012) – suspendrait moins l’activité philosophique, la pratique et la connaissance de soi qu’il ne stimulerait/défierait la raison philosophique à se dépasser. Il viserait moins à chercher les raisons que la raison ignorerait, mais pourrait ne pas ignorer, ne pas ignorer toutes (loin du causalisme sexuel), qu’à privilégier et proposer une réflexion critique, problématisante et actualisée de l’Eros et aujourd’hui de l’Eros 2.0 (des relations numériques; de l’intimité en ligne; de la relation, complexe, entre les caractères privé et le public de l’extimité, etc.). Ce qui est sûr c’est qu’en étant le propre de l’homme, l’érotisme est - et doit rester - proprement philosophique.
Dans la perspective de Bataille, la condition de l’érotisme serait la centration de l’individu sur soi, pour qu’il puisse être dépassement, subversion, etc.; en même temps qu’il le pousse à coïncider et se fondre avec l’autre et son monde. Réfutant la fermeture sur soi de l’individu, à laquelle il doit sa conscience, son moi, l’érotisme est donc comparable avec la mort. Ainsi, si le sexe comme la mort ne peuvent se regarder fixement (en référence à Comte-Sponville relisant Larochefoucauld), je ne sais pas si l’on peut soutenir si facilement que la sexualité aussi échappe au regard, que le sexe est comme un soleil où l’amour qui en émane s’y réchauffe ou s’y consume. Peut-être a-t-il plus raison de placer l’homme comme la seule espèce terrestre qui mette le désir plus haut que le plaisir, en tant qu’animal rationnel érotique.
Seconde partie
Cela étant dit, à partir de ce qui précède, nous voudrions aborder en second lieu la question de savoir en quoi et pourquoi l'amour du désir plutôt que l'amour du plaisir, qui se présente comme le choix de l'autre avant soi, nous amène à repenser plus et autrement la libération sexuelle et son érotisme décomplexé. Pour ce faire, traçons déjà les pointillés de quelques grandes lignes et établissons quelques distinctions préalables, notamment entre le désir et le plaisir, entre autrui et soi, plaisir de soi (égoïsme sexuel) et plaisir de l’autre (amour); entre jouissance de l’autre et désir de l’autre. D’un point de vue plus phénoménologique, je ne sais pas si on peut oser de faire la distinction entre corps-objet et corps-sujet. Mais ce qui est plus sûr, c’est que la place de l’autre conscience, de l’autre sujet et de l’autre corps, sont problématiques dans les représentations individuelles et sociales de la liberté sexuelle.
Malgré la libération souhaitée − plus que souhaitable – de la sexualité et des représentations qui l’encadrent, tout se passe comme si le sujet individu était non seulement sujet aux injonctions libertaires actuelles, mais toujours en partie sujet aux diktats moraux du bien faire et du dire vrai dans sa sexualité. Autant le contrôle reproductif, le contrôle social de la sexualité et la répression de la liberté sexuelle ont produit, sinon une révolution, à tout le moins une révolte et déjà une résistance, un refus de la normalisation sexuelle, autant le dispositif alèthurgique de gouvernement par la vérité produit aussi un instrument d’auto-transformation et un moyen de maîtrise de soi, que représente également la vérité. Avec ces limites de la liberté sexuelle et de ses représentations, des limites et mutations produites avec - et par - le développement même de la liberté (comme l’idée de véri-sexualité produit la transformation de la vérité en maîtrise de soi), la vérité comme régulation de contrôle, peut devenir outil d’agentivité[5]. Vous aurez reconnu le vocable et l’esprit foucaldien utile à mon propos.
La subjectivité est, dans une perspective foucaldienne, située entre gouvernementalité et l’agentivité, comprise comme le faire se vivre de nos propres actions. L’autocontrôle des actions humaines rejoint la maîtrise de soi - dc l’agentivité, la vérité - comme composantes de l’agir individuel et donc du discours social sur la vérité et l’agentivité dans la sexualité et la liberté sexuelle, dans les représentations de la liberté sexuelle. Sachant que « le discours peut être à la fois instrument et effet de pouvoir, mais aussi obstacle, butée, pointe de résistance et départ pour une stratégie opposée » selon Foucault (1976 : 133) − qui nous mettait pourtant déjà en garde contre la focalisation sur l’identité dans notre volonté de savoir sur la sexualité −, il importe d’autant plus selon nous d’enjoindre le sujet individu à la déprise de cette butée, à la réflexivité et à la saisie de cette pointe de résistance, pour diversifier l’attitude générale actuelle portée sur la liberté sexuelle versus l’attitude moderne – de vérité − sur la sexualité; pour que la vérité de l’acte sexuel ne tienne pas qu’à certains idéaux modernes (démocratie, égaliberté, authenticité); pour contribuer à outiller, à libérer le sujet érotique et à sortir le sujet individu de représentations nocives de la liberté sexuelle : notamment le libérer de la libération sexuelle elle-même; utopie qui peut devenir anxiogène si l’angoisse de performance démocratique en venait à participer à l’angoisse de performance sexuelle, au sens où trop de démocratie et de liberté souhaitées ne pourraient que décevoir, tuer dans l’œuf la démocratie et la liberté naissantes chez le sujet individu.
Cette politisation et biopolitisation de la sexualité rétive peut néanmoins nous enjoindre à penser que la libération sexuelle constitue plutôt une révolte qu’une révolution (révolution qui n’a peut-être pas eu lieu), mais qu’elle serait néanmoins parvenue à décomplexer en partie l’érotisme, au moins en partie. Cette décomplexion progressive nous paraît avoir en partie gagné et appris de l’exercice de la maîtrise de soi et de la réflexivité sur l’agentivité et le rapport du sujet de désir à la vérité. Néanmoins, sur l’érotisme d’après la libération, on peut se demander dans quelle mesure nous sommes libres de désirer et plus précisément dans quelle mesure le désir de l’autre nous garde plus libres que la jouissance de l’autre?
Plus qu’un droit individuel au plaisir ou qu’un bien commun dans le désir réciproque, la liberté sexuelle désigne selon nous une liberté d’expression et de subjectivation de son intimité sexuelle, une personnalisation de son vécu sexuel et une liberté d’en faire ou non état et déjà une liberté de la vivre ou de ne pas l’exercer, avant de la laisser/faire apparaître. Personnaliser les représentations de sa liberté sexuelle en faisant passer le désir de l’autre avant le plaisir de sa propre jouissance (donc avant la jouissance de l’autre) constituerait non seulement un horizon et une perspective pour une sexualité plus libérée, mais cela permettrait de réinscrire la liberté sexuelle dans la continuité éthique de la liberté humaine et non plus en opposition avec l’expression de sa diversité; ce par quoi le sujet individu peut alors se représenter sa liberté sexuelle en conformité avec sa condition de sujet humain (dans sa dignité et non plus seulement dans sa seule fragilité). Nous tentons ici, sans nier la vulnérabilité du sujet de désir, de proposer une autre perspective, d’agentivité plutôt que de fragilité, comme le fait notamment Michela Marzano en condamnant la liberté sexuelle à une illusion, un piège, un mensonge; et, avec elle du même coup, tout érotisme.
Troisième partie
En dernier lieu, il s'agira de nous demander dans quelle mesure l'expérience réflexive du désir comme conscience de l'« association inextricable du plaisir sexuel et de l'interdit », pour citer ici Georges Bataille, peut encore devenir aujourd'hui une forme de « déprise de soi » (concept cher à Foucault). Nous pouvons déjà nous demander si l’intelligence sensible (phénoménologique) du désir et du phénomène érotiques peut amener à nous représenter le désir libéré par la raison. Ce qui pose la question du pouvoir de la raison libre et partant du pouvoir sur soi du sujet de désir. Sur le pouvoir de la raison comme pouvoir sur soi, les considérations précédentes sur le gouvernement de soi par la réflexivité, la déprise de soi et la considération de l’autre sauront nous éclairer. Mais comment l’autre pourrait-il aussi amener non seulement plus de passion, mais aussi plus de raison à l’érotisme, d’autant plus que la modernité nous aurait rendus enclins à en chercher?
Refuser de faire la part belle et libre à l’autre, c’est non seulement nuire à l’égaliberté[6] de chacun.e des partenaires, mais c’est aussi évider toute liberté sexuelle et, avec elle, la liberté humaine; c’est surtout condamner la raison libre à ne pouvoir s’exercer et servir la liberté sexuelle, c’est condamner la sexualité à contrer la nature rationnelle du sujet individu et condamner et limiter du même coup la nature humaine à une contradiction irrésoluble : celle d’assimiler la liberté sexuelle à la res extensa, de faire de la res cogitans l’ennemi intérieur de la liberté sexuelle, comme si elles étaient incompatibles : la première serait[7] intérieure et la seconde extérieure; c’est du moins l’espace extérieur dans lequel il serait souhaitable de la cantonner. Cela comme si les représentations problématiques de la liberté sexuelle ne témoignaient pas de leur liaison, qui n’a rien d’une union illégitime, forcée ou contre-nature; bien au contraire. La nature humaine semble appeler la raison à s’activer et ainsi à libérer le sujet individu − en mal de liberté − d’affects problématiques liés au vécu de sa liberté sexuelle. Si la raison active, exerçant sa liberté, vient à la rescousse de la liberté sexuelle, il nous semble que le sujet individu s’en trouvera d’autant plus libre, plus en contrôle de sa raison, donc de sa liberté : la liberté sexuelle est à la raison ce qu’Eros est à l’intelligence.
Ainsi pour se libérer du carcan moderne polarisant la question en raison/passion, il faudrait exercer plus librement/activement sa raison, activer sa capacité de jugement pour adopter plus librement des représentations de la liberté sexuelle choisies et faire tomber des murs pour mieux élever des ponts entre les sujets/subjectivités (intersubjectivité). Écarter ainsi le sujet individu de la sexualité masturbatoire pour l’amener plus encore vers la sexualité relationnelle, contribuerait à défaire/déboulonner certains mythes et à faire l’égaliberté de l’autre : en privilégiant le désir de l’autre plutôt que la jouissance de l’autre, en choisissant « l’autre et soi » plutôt que « l’autre pour soi », en préférant le « plus-d’autre » au « plus-de-jouissance », comme nous l’avons montré. Par cette activation de la libre raison pour le développement d’une sexualité plus libre, le sujet individu peut rejoindre sa nature humaine et faire de sa liberté sexuelle une liberté plus profondément humaine (moins individualiste, plus individualisée) et de sa nature rationnelle un outil au service de sa libération sexuelle, dans un sens individuel (non politique, anarchiste, féministe, etc.). De sa propre libération et actuellement de l’image de celle-ci, il importe au sujet individu, dont peu d’éléments lui laissaient sans doute envisager que la liberté sexuelle serait une difficile liberté; d’autant plus l’adhésion générale aux valeurs progressistes des mouvements sociaux libérateurs ne laissait pas présager d’excès/injonctions et de standards si aliénants à certains égards, tout compte fait.
Je vous remercie tou.te.s pour votre attention et votre intérêt portés à ma communication.
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Résumé de la proposition de conférence
On s'est beaucoup épanché sur le désir, en s'évertuant souvent à le définir comme manque ou comme puissance. Or l'expérience sensorielle et l'intelligence sensible du désir montrent qu'il oscille tout à tour entre faiblesse et force, entre finitude et transcendance, entre pouvoir sur soi et pouvoir de soi. En tant qu'expérience et conscience de l'ipséité et de l'individualisme, cette tension constitutive du désir représente une opportunité pour la connaissance de soi. Forme privilégiée de rapport à soi par la rencontre avec l'autre, par la rencontre de soi permise par l'autre, le désir peut en effet mener à l'altérité sexuelle et à l'enrichissement de soi par l'abandon à l'autre. Cette expérience de l'amour sexuel amène à se connaître, à se reconnaître, à se transformer, voire à se réinventer. Mais privilégier la sexualité relationnelle à la sexualité masturbatoire, l'ouverture à l'individualisme, l'autre à la jouissance (de l'autre), représente une distanciation psychique, un pas critique et une clairvoyance éthique qui n'ont pas été sans retenir l'attention des philosophes de l'amour et de la sexualité. À partir de théories philosophiques sur le désir de l'autre et de la jouissance, nous montrerons que l'érotisme, à lui-même sa propre fin, constitue un philosophème précieux pour la connaissance de soi (en tant qu'il n'est pas un moyen pour atteindre l'orgasme). Nous verrons ensuite en quoi et pourquoi l'amour du désir plutôt que l'amour du plaisir, qui se présente comme le choix de l'autre avant soi, nous amène à repenser plus et autrement la libération sexuelle et son érotisme décomplexé. Enfin il s'agira de nous demander dans quelle mesure l'expérience réflexive du désir comme conscience de l'« association inextricable du plaisir sexuel et de l'interdit » selon Georges Bataille, peut encore devenir aujourd'hui une forme de « déprise de soi » (Michel Foucault).
[1] Nous privilégions cette traduction de Charles Appuhn, étudiée dans ses subtilités, dans un séminaire donné par l’honorable Rose Goetz (Université de Lorraine). Cette traduction nous semble aussi bien plus claire que celle tirée de la section « Définition des affections », Éthique (1677), Paris, Flammarion, 1964, p. 196 : « Le désir est l’essence même de l’homme en tant qu’elle est conçue comme déterminée à faire quelque chose par une affection quelconque donnée en elle ».
[2] David Risse, tiré d’une correspondance avec le regretté Paul Ricoeur, citée dans un mémoire de maîtrise en philosophie intitulé : « De la réélaboration phénoménologico-herméneutique ricoeurienne de l’idée de mal radical kantien » (Université de Lorraine).
[3] Dany-Robert Dufour (2007).
[4] Néologisme personnel.
[5] En référence au concept anglo-saxon d’Agentivity, qui désigne la capacité d’une personne sur son entourage (les autres, les choses et le monde) selon ses propres expériences et perceptions/représentations, ou encore la faculté d’action d’une personne sur les composantes de son entourage et soi-même, à les/s’influencer, à se/les transformer. Elle peut être ou non consciente des buts de son activité, intentionnelle ou non. Elle représente généralement, souvent, mais pas toujours, une sorte de perception directe de son activité/influence.
[6] Étienne Balibar (2001).
[7] À ce sujet, il nous semble important de référer à des travaux récents, dont la thèse de Georg Theiner (2011) : http://www.academia.edu/385782/Res_cogitans_extensa_A_Philosophical_Defense_of_the_Extended_Mind_Thesis